Ces deux exemples ne connaissent cependant aucune postérité. À Marseille, Jeanne d’Arc retombe dans l’oubli jusqu’au 18 avril 1909, date de sa béatification. Aimée du peuple, c’est alors dans les paroisses populaires et ouvrières que le culte de la jeune bienheureuse se développe. L’église de Saint-André, sise dans un quartier industriel qui concentre plusieurs tuileries, se dote ainsi d’une statue de l’héroïne, vers 1910-1914. Pour ce faire, elle s’adresse à la maison Marcel Marron, éditeur de sculptures religieuses à Orléans, qui commercialise, entre autres, une belle figure en plâtre de Jeanne d’Arc, en armure et en prière ; le modèle, œuvre du prix de Rome Charles Desvergnes (1860-1929), est proposé à la vente dès 1909 par catalogues et publicités dans tout l’hexagone (7).
Charles Dévergnes, Jeanne d’Arc, statue plâtre, vers 1909
Exemplaire similaire à celui de l’église Saint-André
2, boulevard Jean Salducci - 16e arrondissement
Cet achat sort toutefois de l’ordinaire. En règle générale, le clergé marseillais et ses fidèles se tournent vers un fournisseur local, le sculpteur-mouleur François Carli (1872-1957), pour subvenir à leurs besoins. Ce dernier reprend, au tournant du XXe siècle, l’atelier paternel sis au n°6 de la rue Neuve (aujourd’hui rue Jean Roque). Là, il reproduit de nombreux chefs-d’œuvre de la statuaire qu’il vend sur place : sphinx égyptiens, tanagras, vases étrusques, pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne, statuettes élégantes de Torwaldsen ou de Pradier… Mais, catholique convaincu, il développe surtout une importante production d’art religieux. Secondé par Auguste Carli (1868-1930), son frère aîné et second prix de Rome en 1896, il organise dans ses locaux des expositions de Vierges, mélanges d’originaux et de copies des maîtres du Moyen-Âge ou de la Renaissance. Ces manifestations qui se succèdent au rythme d’une à deux par an entre 1902 et 1914 imposent l’atelier-musée des Carli comme un lieu culturel incontournable du Marseille de la Belle Époque (8).L’exposition de Vierges de mai 1912 met en avant la bergère lorraine récemment béatifiée ; la presse s’en fait l’écho : « Mentionnons toute une collection de Jeanne d’Arc, œuvres très captivantes de Carli, très demandées pour nos églises et nos sanctuaires de famille. »(9)
Ainsi, lorsque les fonderies du Sud-Est, Reynier et Gossin – trois des principales industries du quartier de Menpenti – se réunissent au début de 1914 pour doter l’église Saint-Défendent d’une statue de Jeanne d’Arc, sollicitent-elles la maison Carli. Néanmoins, les commanditaires désirent une œuvre dont les qualités plastiques et esthétiques subliment leur don : c’est donc Auguste Carli qui honore cette commande. Il propose une figure en plâtre polychrome (10), haute d’un mètre soixante, vêtue de son armure, ayant une attitude de recueillement avant la bataille : les tensions internationales augmentent, annonçant la guerre ; l’héroïne semble convoquée pour défendre la patrie.
Auguste Carli, Jeanne d’Arc
statue en plâtre polychrome, 1914
Église Saint-Défendent
240 avenue de Toulon - 10e arrondissement
(7) Archives départementales de l’Aube, 56 J 90 : Maison M. Marron, Orléans, Catalogue de vente de statues religieuses (catalogue incomplet), s.d. Parmi les œuvres proposées se trouve « la bienheureuse Jeanne d’Arc, modèle dit universel (1909), par Charles Desvergnes, Grand Prix de Rome. »
(8) Laurent NOET, « L’atelier-musée des frères Carli et la promotion de la sculpture religieuse à Marseille », in Laurent HOUSSAIS et Marion LAGRANGE, Marché(s) de l’art en province (1870-1914), Presses Universitaires de Bordeaux, Les Cahiers du centre François-Georges Pariset n°8, 2010, p.69-78.
(9) Elzéard ROUGIER, « L’exposition des Vierges chez François Carli », in Le Petit Marseillais, 2 mai 1912, non paginé.
(10) L. S., « Une nouvelle statue de Jeanne d’Arc », in Le Petit Marseillais, 24 mai 1914, non paginée. L’article prétend que l’œuvre est un « bronze revêtu d’une patine vert-de-gris métis. » Toutefois, la sculpture en place paraît bien être celle inaugurée en 1914 et non une copie d’après un bronze disparu à une date incertaine. Le journaliste a-t-il été influencé par la profession des donateurs ?